Commentaires de Me Kouassi Kouamé Patrice septembre 2016

Le statut de Rome à l’épreuve du principe de complémentarité

Le Contexte

La Cour pénale internationale (CPI) existe déjà depuis plus de 11 ans, lorsque le 14 novembre 2013, la Procureure Générale, Maitre Fatou Bensouda, présente devant le Conseil de sécurité de l’ONU, son sixième rapport sur la situation en Lybie.

Fait important à rappeler, depuis le 14 juillet 2008, le Président Omar el-Béchir a été mis en accusation pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre par la CPI qui a émis le 4 mars 2009 contre lui un mandat d’arrêt international que les États de l’Union Africaine (UA), par le vote d’une résolution, ont indiqué qu’ils n’exécuteraient pas, alors même que sur les 54 États membres de l’Union Africaine, 34 États sont signataires du Statut de Rome.

Par ailleurs, la majorité des cas ayant donné lieu à l’ouverture de procédures d’enquêtes l’a été en Afrique, de même que la totalité des anciens ou chefs d’État en fonction juges par la CPI sont des Africains, étant précise que selon la Procureure Générale, la majorité des enquêtes a été ouverte à la demande des États concernes.

C’est donc dans un contexte de défiance de l’UA et de l’opinion publique africaine a l’égard de la CPI qu’intervient le discours de la Procureure Générale après, d’une part, le refus des autorités libyennes de donner suite aux mandats émis par la CPI contre Saif al-Islam Kadhafi et Abdallah Senoussi qu’elles souhaitent juger en Lybie et, d’autre part, les deux décisions contradictoires de la CPI : irrecevabilité devant sa juridiction dans l’affaire Abdallah Senoussi, et recevabilité s’agissant de l’affaire Saif al-Islam Kadhafi. Comment comprendre que la CPI puisse exciper de l’incapacité de la Libye à mener à bien des poursuites contre Kadhafi, sans que cette même incapacité ne suffise à écarter les juridictions libyennes dans l’affaire Senoussi ?

Le principe de complémentarité ou de subsidiarité.

Nonobstant ce paradoxe, la Procureure Générale décide de ne pas relever appel de cette décision, mais plaide pour que ≪ le Conseil et la Communauté Internationale aident la Libye à démontrer que ses juridictions pénales nationales Libyennes peuvent assurer à Abdallah Senoussi un procès équitable, impartial et rapide où tous les droits et garanties fondamentales sont respectés, y compris le droit d’être défendu par le conseil de son choix ». Manifestement, la Procureure Générale elle-même ne croit pas en la capacité des juridictions pénales nationales Libyennes à garantir un procès équitable et impartial à Abdallah Senoussi puisqu’elle plaide pour aider la Libye à le démontrer. C’est le lieu d’analyser le fondement des décisions ci-avant de la CPI au regard du principe de complémentarité de la CPI aux juridictions pénales nationales, prévu par l’article 17 du Statut de Rome selon lequel, ≪ une affaire est jugée irrecevable par la Cour lorsque l’affaire fait l’objet d’une enquête ou de poursuites de la part d’un État ayant compétence en l’espèce, à moins que cet État n’ait pas la volonté ou soit dans l’incapacité de mener véritablement à bien l’enquête ou les poursuites (…) ≫.

Ainsi, lorsqu’un État Partie décide d’enquêter et de poursuivre des présumés auteurs de crimes, la CPI ne peut se saisir de l’affaire qu’à la seule condition que l’État Partie n’ait pas la

volonté de poursuivre et juger ou la capacité (ne dispose pas des moyens ou arsenaux juridiques) d’engager des poursuites pour des crimes qui relèvent de sa compétence. Cependant, en l’espèce, la CPI a apprécié la capacité de la Libye du point de vue des accuses alors même qu’elle aurait dû le faire au regard du système judiciaire Libyen qui, s’il n’offre pas de garantie pour juger un accuse donne, ne devrait pas pouvoir en offrir concernant n’importe quel autre accuse.

Il apparait donc que ce qui devrait être la règle, à savoir le recours aux juridictions pénales nationales lorsque l’État concerne peut ou veut poursuivre des crimes, est d’application sélective, au détriment parfois de la souveraineté des États concernes. En effet, l’appréciation de l’opportunité de l’application de la règle de complémentarité semblerait se faire dépendamment de circonstances qui ne seraient pas uniquement basées sur la capacité ou non des juridictions pénales nationales à poursuivre et à juger des crimes, ce qui bien évidemment ouvre la voie aux critiques selon lesquelles la compétence de la CPI se déciderait selon le contexte politique des États concernes ou des intérêts des grandes puissances mondiales.

Le principe de complémentarité sous influence ?

C’est le lieu de souligner qu’à notre sens le débat concernant l’influence du politique en relation avec la supposée partialité de la CPI, a l’évidence, ne devrait pas avoir lieu quand on sait que :
La CPI est une institution reliée au système des Nations Unies ;
Parmi les trois modes de saisine de la CPI, c’est bien entendu celui reconnu au Conseil de sécurité qui prédomine ;
Le Conseil de sécurité dispose du droit de demander un sursis à enquêter ou à poursuivre ;
Les juges et les procureurs sont Élus par l’Assemblée des États Parties.
Autant de dispositions a incidences politiques dont avait connaissance chaque État Partie avant la signature du Statut de Rome.

Au demeurant, chaque État Partie dispose d’un droit de retrait du Statut de Rome, lequel droit n’a jusqu’à ce jour jamais été utilise par les États Africains qui, il faut s’en souvenir, ont montré lors du Conseil Exécutif de l’Union Africaine du 13 juillet 2016, la difficulté qu’ils avaient à parler d’une seule voix sur la question du retrait en bloc des États Africains signataires du Statut de Rome.

En tout état de cause, le retrait d’un Etat Partie ne saurait à lui seul suffire à mettre ses dirigeants à l’abri de poursuites devant la CPI si cet Etat Partie reste membre de l’ONU, car les dispositions pertinentes des articles 2 et 13 du Statut de Rome et du chapitre VII de la charte de l’ONU permettent au Conseil de sécurité malgré ce retrait, d’instruire la Procureur Generale d’engager des poursuites, outre le fait que ce retrait n’a pas d’effet rétroactif.
Des lors, la question concernant l’application du principe de complémentarité devrait plutôt être regardée sous l’angle de la crédibilité des juridictions pénales nationales des Etats africains qui semblent plus préoccupes par le sort de leurs dirigeants que par celui des victimes, oubliant par la même que les Etats Parties au Statut de Rome, en créant la CPI, avaient à cœur de « mettre un terme à l’impunité des auteurs des crimes les plus graves et à concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes (…) ».

Cependant, la longue tradition d’impunité dont ont bénéficié les auteurs de crimes en Afrique, combinée a des systèmes judiciaires obsolètes et des juridictions partiales qui donnent souvent raison au poète français Jean De Lafontaine lorsqu’il affirme que « selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir », ont souvent conduit les dirigeants africains à vouloir appliquer le principe de complémentarité dans le seul but d’échapper a une justice impartiale.

Les vertus dissuasives de la CPI

Force est de constater que la compétence de la CPI, au détriment parfois des juridictions pénales nationales, a non seulement permis de juger des auteurs de crimes et de mettre fin à l’impunité dont jouissaient certains pouvoirs autoritaires, mais également a contribué à éviter des conflits post électoraux du fait de la crainte que la CPI inspire désormais. Il ne fait absolument aucun doute que, de ce point de vue, l’exercice du pouvoir par les chefs d’Etats Africains a évolué positivement, particulièrement en ce qui concerne les conflits postélectoraux.

Le 28 juillet 2015, Saïf al-Islam Kadhafi et Abdallah Senoussi étaient condamnés à mort par une juridiction libyenne, suscitant la réaction de l’ONU, du Conseil de l’Europe et des organisations de defense des droits de l’Homme qui ont déploré ce verdict, dénonce l’absence de procès équitable et estime que l’affaire Saif al-Islam Kadhafi aurait du être portée devant la CPI pour un procès équitable. Ils ont ainsi fait écho a l’appréhension de la Procureure Generale qui, paraphrasant les célèbres termes du procès R v Sussex Justices, Ex parte McCarthy, affirmait qu’il fallait non seulement que ≪ justice soit rendue, mais qu’elle soit perçue comme telle ».

Les perspectives

Pour que l’Afrique puisse avoir des juridictions nationales crédibles, le renforcement des capacités nationales nécessaires aux enquêtes et aux poursuites pour les crimes les plus graves est, d’une importance absolue, sans par ailleurs oublier la nécessaire volonté politique concernant la protection des droits des victimes.

Un embryon de solution se dessine-t-il avec la création de la Cour Africaine des Droits de l’Homme et de la Justice ? Approuvée par l’UA, il est prévu que ses compétences soient étendues au plan pénal. Gros bémol toutefois : l’immunité des chefs d’Etat et de gouvernement en exercice est garantie. Nous devons néanmoins rester convaincus que les générations futures connaitront une Afrique ou l’impunité pour les crimes les plus graves n’aura plus sa place, non pas seulement du fait de l’existence de la CPI, mais grâce à la capacité de l’Afrique à avoir des juridictions nationales, régionales et continentales crédibles, afin que l’Afrique soit le lieu ou « Chacun ait le droit à la vie et à la préservation de son intégrité physique », ainsi que le déclarait la Charte de Kurukan Fuga ou charte du Mande qui est la toute première déclaration des droits de l’Homme, exprimée en Afrique en… l’an 1236 a Kurukan.

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